Le Sourikov |
Il y a déjà 20 ans, je faisais sur le Sourikov cette croisière, dont j’ai retrouvé le
récit adressé dans une lettre à ma mère. Il m’était arrivé, comme souvent en Russie,
quelque chose d’imprévu et de miraculeux. J’avais acheté une croisière de trois
jours, Moscou-Iaroslavl, car il était encore trop tôt pour faire une croisière
plus longue, le dégel n’était pas terminé. Le jour dit, je me présentai avec
mon sac à dos à un marinier ahuri : « Comment, vous n’êtes pas au
courant ? La croisière a été annulée !
- Non, on ne m’a pas prévenue…
- Attendez… »
Le bonhomme disparut et revint avec le capitaine : « Ecoutez,
me dit ce dernier, j’ai une proposition à vous faire. Vous n’avez rien contre
la jeunesse ?
- Non…
- Eh bien je vous propose une croisière de dix jours, pour le même
prix, Moscou-Togliatti et retour. Départ demain. »
Ravie de l’aubaine, je revins le lendemain et me trouvai prise dans une
foule d’étudiants : c’était la croisière annuelle de la faculté
d’hydrotechnique.
Le 3 mai 1996
Maman chérie,
Pour te faire profiter
de mon voyage, je vais t’écrire un journal de bord. Je viens de m’installer, il
fait très beau. Le bateau est rempli d’étudiants qui vont visiter les écluses.
Quelques familles…
Je pense que ce sera
un voyage très reposant Nous voguons depuis des heures à travers des espaces
illimités. Au soleil, il fait chaud, mais il souffle un vent frais. Dès que je
m’assieds, je m’endors. Quand j’ouvre les yeux, je vois des arbres et de l’eau.
Les arbres commencent tout juste à se couvrir d’une légère dentelle de
bourgeons et de feuillages naissants, la lumière pure, transparente donne au
paysage la sérénité et le mystère d’un visage de nourrisson endormi, quelque
chose d’à la fois innocent, neuf et éternel.
Les étudiants sont
assez mal élevés, je trouve, comme quoi le phénomène est mondial. Des bonnes
femmes m’ont abordée, l’une d’elles habite juste à côté du jardin d’enfants où
je travaille, elle connait même une de mes élèves, elle la trouve terriblement
casse-pieds, ce qui est exact.
Je suis la seule et
unique Française sur le bateau. Un type est venu me parler français, et je me
suis rendu compte avec stupeur qu’il avait l’accent africain. Chez un Russe,
l’effet est curieux.
Le bateau a quitté la
gare fluviale au son d’une marche militaire, « l’adieu de la slave ».
En revanche, cet après-midi, la voisine du jardin d’enfants a voulu me
persuader de bronzer avec elle, en maillot de bain, près du bar, et là, musique
de Prisunic à plein tube. J’ai battu en retraite. J’ai envie d’écouter les oiseaux, le moteur,
l’eau, les conversations, des bruits vivants, pas cette espèce de vacarme
synthétique international.
Le soir, les étudiants
ont donné un concert, chansons, sketches, c’était très mignon, mais je
n’arrivais pas à tenir les yeux ouverts. Avant d’aller me coucher, je suis
sortie sur le pont. Il y avait un clair de lune vraiment magique sur le canal,
comme un chemin d’or sur l’eau noire, comme un brouillard d’or autour de la
lune, et sur la berge sombre et déserte, un feu de camp.
En fait, ce voyage
n’est répertorié dans aucune agence, c’est le voyage annuel de la Faculté
d’ingénierie hydraulique. Seules deux ou trois personnes comme moi sont extérieures à cette faculté, mais y connaissent
quand même des gens. Je n’en reviens pas de la chance que j’ai eue de tomber
sur un pareil voyage.
Ouglitch |
A l’aube, nous sommes
arrivés à Ouglitch. Un ciel bleu pâle, de petits nuages d’argent, des
maisonnettes disséminées sur une berge courbe, une église rose étoilée d’or,
une église blanche aux bulbes verts, le large de la rivière, de l’autre côté. Arriver
par le fleuve nous montre les villes sous leur plus bel aspect, leur aspect
intact. J’ai visité le palais où habitait le tsarévitch Dmitri, le dernier fils
d’Ivan le Terrible, et l’église qui a été élevée à l’endroit où il a été
assassiné. J’ai été littéralement confisquée par un vrai tyran, Zinaïda Ivanovna, une casse-pieds russe de première grandeur. Elle m’a même fait une scène
parce que je buvais le thé dans la cabine d’un autre professeur, qui
s’est rebiffé : « Mon thé est aussi bon que le vôtre » !
Depuis que nous sommes
sur la Volga, les paysages sont tellement beaux que je n’arrive même pas à
trouver les mots pour décrire ce que je ressens. Ils sont envoûtants : une
puissante immensité, une grandiose douceur. Des villes anciennes surgissent
comme des mirages entre les forêts à perte de vue, et l’eau à perte de
vue. C’est comme si on se retrouvait
dans un monde vierge et mystérieux où l’homme n’aurait encore rien abîmé.
Pourtant, nous voguons en ce moment sur un immense lac artificiel et tout ce
système de canaux et de barrages qui ont gravement perturbé l’écologie du pays
a été bâti par le Goulag.
De tels paysages font
mieux comprendre l’âme russe, son goût de l’infini, de l’absolu, de la
contemplation. Je pense à l’époque où le
bateau et les voitures à chevaux étaient les uniques moyens de transport à
travers ces espaces où ne bruissaient que l’eau et le vent, les feuillages et
les chants d’oiseaux.
Il faut absolument que
nous fassions ensemble cette descente de la Volga, ce sera un des plus beaux
moments de ta vie. Ce qui me plaît, dans la Volga, outre ses dimensions
énormes, ce sont ses berges sablonneuses, ses grandes plages semées de rochers
et bordées de pins, la façon dont les bulbes des églises surgissent au dessus
des arbres.
Il va me falloir faire
attention à ne pas revenir alcoolique et je crains aussi de grossir de dix
kilos, car les gens ne cessent de boire le thé ou de la vodka les uns chez les
autres et, fatalement, ils cherchent tous à m’attirer : la seule Française
du lot.
Ce soir, nous sommes
passés entre deux villes ravissantes, une sur chaque berge, une floraison
d’églises, des maisons en bois. Un monsieur m’a fait observer qu’on ne voyait
personne : le fleuve est désert, les berges sont désertes. Nous avons vu
deux villes industrielles qui semblaient elles aussi assoupies. D’où cette
impression onirique de paysage ensorcelé. Chez nous, tout est farci de nœuds
routiers, de chemins de fer, de constructions industrielles ou privées,
d’affiches de pub, et la nuit, ça grouille de lumières : fenêtres,
voitures qui se succèdent. Ici, rien ne
trouble le clair de lune. « Signe de la profondeur de la crise », me
dit le monsieur. C’est vrai qu’au XIX° siècle, on aurait vu sans doute plein de
barques sur le fleuve, des paysans dans les champs et du mouvement dans ces
jolies villes. De penser à cela m’a laissé une impression presque
terrifiante. Chez nous, l’exigüité du
territoire explique l’encombrement des voies de communication et l’activité
trépidante des agglomérations placées sur leur trajet. Il faut aller en Lozère
pour retrouver ce qu’on voit ici sur 800 kilomètres. Mais tout de même, le pays
est vidé, exsangue, si l’on aperçoit un pêcheur sur la rive, il paraît
inconcevablement solitaire.
…
Nous passons devant un
centre industriel, avec des usines vétustes, lépreuses. On en retire
l’impression que le pays a été rongé par un mal mystérieux, puis abandonné.
La voisine du jardin
d’enfants, Ira, est sympathique, vivante et drôle. Elle est artiste-peintre.
En revanche, Zinaïda Ivanovna se montre de plus en plus pénible. Ce matin,
elle m’a bondi dessus pour m’offrir du thé, et pas moyen de me défiler. La
conversation m’a cependant intéressée,
son père était tchékiste et régnait sur un camp de concentration. Tout
ce qu’elle raconte sur les détenus politiques est de première main. Elle m’a
dit que son père était mort sans éprouver aucun remords, et elle m’a fait
observer que nous voguions sur des ossements. Elle-même est anticommuniste,
mais j’observe que beaucoup de femmes de cette génération, grandies dans la
nomenklatura, sont de vrais tyrans.
Les séances de
soûlographie deviennent un peu trop fréquentes. Je me suis cachée chez mon
voisin Alexandre Iouriévitch, celui qui parle français avec l’accent africain,
parce qu’il l’a appris en Guinée. Nous avons bu du thé bien fort.
Il m’a fait visiter
l’écluse de Gorodets, à l’issue du lac artificiel. Encore une réalisation
Goulag, et très délabrée. Je pensais à ce qu’il arriverait si la digue cédait.
Le lac est tellement grand qu’on n’en voit pas toujours les rives.
Ce qui m’étonne chez Ira, la voisine du jardin d’enfants, c’est que pour un peintre, elle n’est pas
du tout contemplative. Je peux regarder le paysage des heures, et j’en ressens
le besoin intense, après des mois d’hiver dans la ville. Et Dieu sait qu’il est
ici envoûtant. Elle se fait bronzer, les yeux fermés, ou bien elle picole dans
sa cabine, avec des copains. Du reste, bien que peintre, une de mes amies ne sait pas non plus regarder en
silence ; en silence, parce que c’est absorbant de regarder, et c’est si
merveilleux qu’on ne peut plus parler qu’à voix basse.
En dehors de toute
considération de séduction, ici, je préfère la fréquentation des hommes, je les
trouve plus intéressants (et plus reposants). Je suis encore retournée boire le
thé chez Alexandre Iourievitch, pour fuir les beuveries clandestines
(théoriquement, on ne boit pas à bord !) C’est un homme très intelligent.
Je ne sais comment cela s’est produit, mais il m’a fait déballer mon sac,
peut-être voulait-il voir ce que j’avais dans le ventre. Il trouve que je me
perds dans des contradictions infinies, que je manque d’une assise solide et
complète mais que cela étant, je dois faire avec : je suis créative ?
Je suis déjà allée trop loin là dedans pour reculer. C’est donc mon seul salut,
qu’est-ce qui peut m’être utile dans cette perspective ? Qu’est-ce qui me
gêne ? Cet homme m’a parlé d’une
façon bienveillante et désintéressée, non pour confirmer son point de vue sur
les choses, mais pour m’aider à définir le mien.
Nous sommes en pays
tatar, et nous allons visiter une usine hydroélectrique, mais je crains que
nous n’ayons pas le temps de visiter Kazan. Le défaut de ce voyage, c’est que
les villes historiques passent après les barrages…
Pendant la visite de
l’usine, je suis allée me promener sur une digue immense, avec un couple de
vieux et leur teckel à poil dur. Il
faisait un vent terrible, et j’avais l’impression d’être en Camargue : des
bancs de sable, des saules, des étendues d’herbe, et le fleuve si large qu’il
ressemble à la mer. Le petit vieux, Valera, m’a invitée à prendre le thé, sa
femme et lui sont attentifs et très chaleureux, mais discrets, retenus, c’est
agréable d’avoir la paix. Car même Ira a tendance à m’accaparer : il faut
que j’aille bronzer avec elle, ou boire un coup, et ne pas oublier mes lunettes
de soleil…
Nous avons longé une
usine énorme (mais désertique) et Valera m’a dit qu’il y avait là assez de
produits toxiques pour empoisonner la terre entière. C’est l’armée qui les fabriquait. Maintenant,
on ne sait plus que faire de ces stocks dangereux…
Alexandre Iouriévitch m’a
expliqué que ces énormes lacs artificiels, si on les asséchait, deviendraient
des déserts de poussière, qu’on était condamné à les maintenir sous peine de
catastrophe écologique. Et si on n’est
plus en état de les maintenir ?
Et tout est à
l’avenant, dans notre meilleur des mondes…
…
J’ai discuté ce soir
avec une certaine Marina Fiodorovna, qui est à moitié allemande. Son père a eu
le coup de foudre pour une Allemande en 1925. Elle l’a épousé et suivi en
Russie. Elle y a passé toute sa vie, c’est-à-dire le stalinisme, la deuxième
guerre mondiale et Dieu sait que pour une Allemande, cette période n’a pas dû
être drôle. D’ailleurs, elle a eu des ennuis, on l’avait convoquée pour
l’arrêter, mais son mari lui a dit de ne pas se rendre à la convocation, et on
l’a oubliée, elle est passée à travers. Ensuite, on ne voulait pas lui donner
son enregistrement sur Moscou, mais son mari étant un hydrotechnicien de
premier plan, il est parvenu à arranger cela.
L’organisateur de la
croisière, qui dirige une firme et sponsorise l’université, a voulu me
présenter le capitaine et me faire visiter la cabine de pilotage. C’est calme, là dedans, ils fonctionnent dans
l’obscurité totale, avec des écrans lumineux, le bruit lointain des moteurs, il
me semble qu’à leur place, je m’endormirais…
J’ai compris pourquoi Ira est si peu contemplative, pour une artiste, elle fait des chromos pour les touristes. Je préfère de loin les dessins amateurs d’un de nos hydrotechniciens. Et lui, il est comme moi, il regarde…
Ils sont très gentils,
tous ces hommes, ils ont de l’humour, de la fantaisie, et ils sont en même
temps très touchants. J’ai souvent l’impression d’avoir passé la
limite d’âge et que la majorité d’entre eux, sur ce bateau, l’a passée encore
plus que moi. Mais ça, c’est une erreur. Ils ont besoin de séduire jusqu’à leur
dernier souffle et moi, je ne suis pas encore assez déjetée pour les
décourager.
…
Le bateau a failli
s’échouer, après Kazan, et nous rebroussons chemin : la navigation n’est
pas officiellement ouverte, ni le fleuve balisé. A mon grand regret, nous n’avons pas pu visiter
Kazan : pas de place dans le port. J’ai regardé le kremlin de loin, avec
des jumelles. C’est très beau, déjà complètement oriental. J’ai vu aussi un
monastère sur une île, une vraie splendeur, mais il ne se visite pas. Il avait
été transformé en camp de concentration, lui aussi.
Le petit bonhomme qui
fait des croquis m’a donné envie de me remettre à dessiner et m’a fourni du
papier. Il fait ses croquis sur de très petits formats, ce qui permet d’aller
vite. Je regrette de ne pas avoir pris de pastels ou de crayons de couleur. Sur
le pont, j’ai vu une étudiante en contemplation devant un coucher de soleil
exceptionnel : un soleil énorme, rouge et miroitant, des nuages bleus, de
longs filaments de pluie, des ombres verdâtres et violacées sur la rivière, un
gouffre de lumière rose qui avalait l’horizon. L’indifférence de ses camarades
à toute cette beauté l’étonnait.
Elle-même dessine. Je lui ai dit : « Je suis restée de
nombreuses années sans dessiner…
- Van Gogh, m’a-t-elle
répondu, a commencé à 40 ans… »
Ce matin, je me suis
levée spécialement à six heures pour voir passer le monastère Makarevski. Nous
devions le visiter, mais il n’y avait pas assez d’eau pour accoster. Au ras de
la rivière lisse et nacrée, l’enceinte blanche et ses tours trapues, aux
capuchons de bois, et les églises comme des bijoux, les clochers comme de longs
cierges de pierre. Les rossignols chantaient de tous côtés.
Le monastère Makarevski |
J’ai visité
Nijni-Novgorod avec Ira du jardin d’enfants. C’est une ville non seulement
très jolie, mais très agréable, très vivante, avec des magasins, des cafés
pourvus de terrasses extérieures, comme en France. Les maisons sont parfois
encore délabrées, ravissantes, beaucoup de style art nouveau. Tous les
habitants étaient dans la rue, et l’on jouait des marches militaires
nostalgiques et exaltantes : demain, c’est le 9 mai, l’anniversaire de la
victoire de 1945…
Nous avons mangé des
pelmeni aux champignons délicieux, visité le musée de la broderie locale. Ira
était brodeuse, autrefois, elle a étudié la broderie pendant six ans. J’ai
acheté une gouache représentant la ville, en pensant à toi qui rêvais tellement
de voir Nijni-Novgorod, quand tu lisais Michel Strogoff. Ira cherchait à m’en dissuader, mais pour
une fois, je ne me suis pas laissé tyranniser.
…
Le débarcadère de Kostroma |
Nous avons visité
Kostroma et le monastère Ipatiev. Il est très beau mais ne m’a pas fait la même
impression mystique que le monastère Makariev, posé directement sur l’eau. Les
berges de Kostroma sont encombrées de toutes sortes d’installations délabrées
et de ferrailles. Au dessus du port, un
Lénine monumental lève un bras tout raide, façon monstre de Frankenstein qui
vient tout juste d’être animé par une
décharge électrique. Chaque fois que je vois une de ces statues, je me dis que
cet « art » n’aura rien su refléter d’autre qu’une colossale,
écrasante bêtise, un orgueil infernal.
Le leader, ses séides et l’artiste avaient tous conscience d’être
médiocres, ils en étaient ulcérés, mais triomphaient cependant, et le clamaient
à la face du pays : je suis médiocre, l’empereur des médiocres, tout le
pouvoir aux médiocres, et je vous lamine.
La ville elle-même est
très jolie, avec beaucoup de maisons art nouveau raffinées. Les Russes
s’extasiaient dans chaque nouvel endroit : on restaure… Comme si le pays
relevait d’un bombardement ou d’un tremblement de terre.
porche à Kostroma |
Je suis assez épatée
par les numéros des étudiants, comment ils les mettent en scène et les
interprètent, et ils composent des vers, même les enfants le font. Ce soir, ils
ont donné un concert aux deux vétérans. Ils ont chanté des chansons de la
guerre, accompagnées à la guitare ou à l’accordéon, ils avaient tous des
visages graves, presque fervents. Aux vieux, ils ont fait une ovation, leur ont
offert des fleurs et à chacun, un service de table. Une petite fille est venue
lire le quatrain qu’elle avait écrit en l’honneur de la Russie. A la fin, tout le monde a chanté « le
jour de la victoire ». Une vieille pleurait, le recteur y allait à pleins
poumons. Un des vétérans a exhorté les étudiants à œuvrer au redressement du
pays qu’ils avaient sauvé du fascisme.
Mes collègues du lycée trouveraient cela affreusement nationaliste et
chauvin, mais moi, j’étais émue aux larmes, il me semblait me trouver, pour une
fois, avec des gens normaux. J’en ai tellement assez du cynisme snobinard, de
la dérision, du gauchisme mondialiste obligatoire que, malgré tout ce que les
Russes peuvent avoir parfois d’enquiquinant (les femmes, surtout), il me
semblait vraiment prendre un bol d’air. Tu aurais vu la façon dont on fêtait
ces vieux, l’expression transfigurée des jeunes gens… C’était très, très
touchant.
Après, les gosses ont
fait la bringue et maintenant, c’est notre tour…
…
Je n’ai dormi qu’une
heure et demie, Dieu merci, la vodka ne me donne pas mal à la tête. Comme
d’habitude, tout le monde a prononcé des toasts, aux vétérans, à la faculté
etc. Nous avions un orchestre de professeurs : l’un au violon, l’autre à
l’accordéon. Il y avait beaucoup d’ambiance, mais bon enfant, chaleureuse.
A neuf heures, je suis
partie visiter Iaroslavl et suis tombée sous la coupe de Zinaïda Ivanovna.
Je connaissais déjà la ville, et voulais voir surtout le kremlin et des
fresques du XVI° siècle. Pas de chances, l’église était fermée pour cause de
restauration. J’en ai vu une autre, avec des fresques du XVII° et de
magnifiques carreaux de majolique sur la façade. Zinaïda Ivanovna ne voulait absolument
pas me laisser payer le « prix étranger » qui restait pourtant très
raisonnable. Nous sommes entrées dans un musée où une vieille gardienne
expliquait aimablement la signification des icônes à tous eux qui les
regardaient. Sur es entrefaites, la voilà qui refuse, avec douceur et regret, de
laisser entrer un vieux couvert de médailles qui n’avait pas pris le billet
correspondant au musée. Zinaïda Ivanovna a fait un scandale :
« C’est une honte ! Un vétéran de la guerre ! » Une autre
gardienne est venue à la rescousse : « Il nous faut laisser entrer
tous ceux qui ne paient pas et nous, nous ne touchons même pas notre salaire,
parce que le musée est en déficit ! »
Iaroslavl est une
ville vraiment agréable, bien tenue, avec des jardins municipaux impeccables.
Valera m’a raconté ce
soir que, sous le lac artificiel de Rybinsk, pourrissait depuis 1941 une forêt
entière, ce qui empoisonne les poissons. Les Japonais ont proposé de nettoyer
tout cela gratuitement et d’emporter la cellulose en échange. Les
fonctionnaires locaux ont refusé.
L’idée de cette forêt
qui pourrit avec quatre villages dedans a quelque chose pour moi de terriblement
inquiétant, de monstrueux. Alentour, tout est beau, les bouleaux tendres et
vaporeux, les sévères étendues de sapins et là-dessous, toute une désolation.
Que la digue cède, et voilà que réapparaîtraient des hectares et des hectares
de troncs pourris.
A Kazan, là où la
Volga est très large, j’ai senti, en l’espace d’une seconde, le vent tiède
laisser la place à un courant glacé. Et là, sur le lac artificiel, même chose, en
un instant, s’est levé un ouragan glacial qui s’est apaisé une demi-heure plus
tard. Chez nous, les vents ont une direction très définie, ils peuvent tourner,
mais on le sent venir, ils sont canalisés nord-sud par les montagnes. Ici, ils
partent dans tous les sens. C’est comme lorsqu’on nage dans la mer et qu’un
courant froid traverse une zone tiède, puis disparaît.
…
Nous avons visité la
petite ville de Muychkine, soixante-dix mille habitants avant la révolution,
six mille aujourd’hui. Elle est placée sur la rive escarpée de la Volga qui
s’éboule sans arrêt depuis que les barrages existent, avec les arbres et les
maisons. De cette rive, la vue sur le fleuve était superbe : l’eau bleu
foncé, les feuillages vert phosphorescent. Les merisiers fleurissent, les
arbres ont pris leur volume, des flaques d’ombre dansent sur l’herbe nouvelle.
Alexandre Iouriévitch m’a
dit que, dans le village où il a sa datcha, la collectivisation avait fait
passer la population de 5000 à 500 habitants.
Le voyage se termine.
Hier soir, nous avons eu encore un concert, et la beuverie ultime, mais je m’y
suis soustraite, car demain, je travaille, ce soir, je ne serai pas chez moi
avant neuf heures, je n’ai plus la santé.
Je te dirai de vive
voix ce que je n’aurai pas mis dans cette lettre, que je termine pour te
l’envoyer par la prochaine valise.
Je t’embrasse très
fort
Lolo
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