mardi 8 mars 2016

Sur la Volga

Le Sourikov

Il y a déjà 20 ans, je faisais sur le Sourikov cette croisière, dont j’ai retrouvé le récit adressé dans une lettre à ma mère.  Il m’était arrivé, comme souvent en Russie, quelque chose d’imprévu et de miraculeux. J’avais acheté une croisière de trois jours, Moscou-Iaroslavl, car il était encore trop tôt pour faire une croisière plus longue, le dégel n’était pas terminé. Le jour dit, je me présentai avec mon sac à dos à un marinier ahuri : « Comment, vous n’êtes pas au courant ? La croisière a été annulée !
- Non, on ne m’a pas prévenue…
- Attendez… »
Le bonhomme disparut et revint avec le capitaine : « Ecoutez, me dit ce dernier, j’ai une proposition à vous faire. Vous n’avez rien contre la jeunesse ?
- Non…
- Eh bien je vous propose une croisière de dix jours, pour le même prix, Moscou-Togliatti et retour. Départ demain. »
Ravie de l’aubaine, je revins le lendemain et me trouvai prise dans une foule d’étudiants : c’était la croisière annuelle de la faculté d’hydrotechnique.

Le 3 mai 1996

Maman chérie,

Pour te faire profiter de mon voyage, je vais t’écrire un journal de bord. Je viens de m’installer, il fait très beau. Le bateau est rempli d’étudiants qui vont visiter les écluses. Quelques familles…
Je pense que ce sera un voyage très reposant Nous voguons depuis des heures à travers des espaces illimités. Au soleil, il fait chaud, mais il souffle un vent frais. Dès que je m’assieds, je m’endors. Quand j’ouvre les yeux, je vois des arbres et de l’eau. Les arbres commencent tout juste à se couvrir d’une légère dentelle de bourgeons et de feuillages naissants, la lumière pure, transparente donne au paysage la sérénité et le mystère d’un visage de nourrisson endormi, quelque chose d’à la fois innocent, neuf et éternel.
Les étudiants sont assez mal élevés, je trouve, comme quoi le phénomène est mondial. Des bonnes femmes m’ont abordée, l’une d’elles habite juste à côté du jardin d’enfants où je travaille, elle connait même une de mes élèves, elle la trouve terriblement casse-pieds, ce qui est exact.
Je suis la seule et unique Française sur le bateau. Un type est venu me parler français, et je me suis rendu compte avec stupeur qu’il avait l’accent africain. Chez un Russe, l’effet est curieux.
Le bateau a quitté la gare fluviale au son d’une marche militaire, « l’adieu de la slave ». En revanche, cet après-midi, la voisine du jardin d’enfants a voulu me persuader de bronzer avec elle, en maillot de bain, près du bar, et là, musique de Prisunic à plein tube. J’ai battu en retraite.  J’ai envie d’écouter les oiseaux, le moteur, l’eau, les conversations, des bruits vivants, pas cette espèce de vacarme synthétique international.
Le soir, les étudiants ont donné un concert, chansons, sketches, c’était très mignon, mais je n’arrivais pas à tenir les yeux ouverts. Avant d’aller me coucher, je suis sortie sur le pont. Il y avait un clair de lune vraiment magique sur le canal, comme un chemin d’or sur l’eau noire, comme un brouillard d’or autour de la lune, et sur la berge sombre et déserte, un feu de camp.
En fait, ce voyage n’est répertorié dans aucune agence, c’est le voyage annuel de la Faculté d’ingénierie hydraulique. Seules deux ou trois personnes comme moi  sont extérieures à cette faculté, mais y connaissent quand même des gens. Je n’en reviens pas de la chance que j’ai eue de tomber sur un pareil voyage.

Ouglitch



A l’aube, nous sommes arrivés à Ouglitch. Un ciel bleu pâle, de petits nuages d’argent, des maisonnettes disséminées sur une berge courbe, une église rose étoilée d’or, une église blanche aux bulbes verts, le large de la rivière, de l’autre côté. Arriver par le fleuve nous montre les villes sous leur plus bel aspect, leur aspect intact. J’ai visité le palais où habitait le tsarévitch Dmitri, le dernier fils d’Ivan le Terrible, et l’église qui a été élevée à l’endroit où il a été assassiné. J’ai été littéralement confisquée par un vrai tyran, Zinaïda Ivanovna, une casse-pieds russe de première grandeur. Elle m’a même fait une scène parce que je buvais le thé dans la cabine d’un autre professeur, qui s’est rebiffé : « Mon thé est aussi bon que le vôtre » !
Depuis que nous sommes sur la Volga, les paysages sont tellement beaux que je n’arrive même pas à trouver les mots pour décrire ce que je ressens. Ils sont envoûtants : une puissante immensité, une grandiose douceur. Des villes anciennes surgissent comme des mirages entre les forêts à perte de vue, et l’eau à perte de vue.  C’est comme si on se retrouvait dans un monde vierge et mystérieux où l’homme n’aurait encore rien abîmé. Pourtant, nous voguons en ce moment sur un immense lac artificiel et tout ce système de canaux et de barrages qui ont gravement perturbé l’écologie du pays a été bâti par le Goulag.
De tels paysages font mieux comprendre l’âme russe, son goût de l’infini, de l’absolu, de la contemplation.  Je pense à l’époque où le bateau et les voitures à chevaux étaient les uniques moyens de transport à travers ces espaces où ne bruissaient que l’eau et le vent, les feuillages et les chants d’oiseaux.
Il faut absolument que nous fassions ensemble cette descente de la Volga, ce sera un des plus beaux moments de ta vie. Ce qui me plaît, dans la Volga, outre ses dimensions énormes, ce sont ses berges sablonneuses, ses grandes plages semées de rochers et bordées de pins, la façon dont les bulbes des églises surgissent au dessus des arbres.
Il va me falloir faire attention à ne pas revenir alcoolique et je crains aussi de grossir de dix kilos, car les gens ne cessent de boire le thé ou de la vodka les uns chez les autres et, fatalement, ils cherchent tous à m’attirer : la seule Française du lot.
Ce soir, nous sommes passés entre deux villes ravissantes, une sur chaque berge, une floraison d’églises, des maisons en bois. Un monsieur m’a fait observer qu’on ne voyait personne : le fleuve est désert, les berges sont désertes. Nous avons vu deux villes industrielles qui semblaient elles aussi assoupies. D’où cette impression onirique de paysage ensorcelé. Chez nous, tout est farci de nœuds routiers, de chemins de fer, de constructions industrielles ou privées, d’affiches de pub, et la nuit, ça grouille de lumières : fenêtres, voitures qui se succèdent.  Ici, rien ne trouble le clair de lune. « Signe de la profondeur de la crise », me dit le monsieur. C’est vrai qu’au XIX° siècle, on aurait vu sans doute plein de barques sur le fleuve, des paysans dans les champs et du mouvement dans ces jolies villes. De penser à cela m’a laissé une impression presque terrifiante.  Chez nous, l’exigüité du territoire explique l’encombrement des voies de communication et l’activité trépidante des agglomérations placées sur leur trajet. Il faut aller en Lozère pour retrouver ce qu’on voit ici sur 800 kilomètres. Mais tout de même, le pays est vidé, exsangue, si l’on aperçoit un pêcheur sur la rive, il paraît inconcevablement solitaire.  


Nous passons devant un centre industriel, avec des usines vétustes, lépreuses. On en retire l’impression que le pays a été rongé par un mal mystérieux, puis abandonné.
La voisine du jardin d’enfants, Ira, est sympathique, vivante et drôle. Elle est artiste-peintre. En revanche, Zinaïda Ivanovna se montre de plus en plus pénible. Ce matin, elle m’a bondi dessus pour m’offrir du thé, et pas moyen de me défiler. La conversation m’a cependant intéressée,  son père était tchékiste et régnait sur un camp de concentration. Tout ce qu’elle raconte sur les détenus politiques est de première main. Elle m’a dit que son père était mort sans éprouver aucun remords, et elle m’a fait observer que nous voguions sur des ossements. Elle-même est anticommuniste, mais j’observe que beaucoup de femmes de cette génération, grandies dans la nomenklatura, sont de vrais tyrans.
Les séances de soûlographie deviennent un peu trop fréquentes. Je me suis cachée chez mon voisin Alexandre Iouriévitch, celui qui parle français avec l’accent africain, parce qu’il l’a appris en Guinée. Nous avons bu du thé bien fort.
Il m’a fait visiter l’écluse de Gorodets, à l’issue du lac artificiel. Encore une réalisation Goulag, et très délabrée. Je pensais à ce qu’il arriverait si la digue cédait. Le lac est tellement grand qu’on n’en voit pas toujours les rives.
Ce qui m’étonne chez Ira, la voisine du jardin d’enfants, c’est que pour un peintre, elle n’est pas du tout contemplative. Je peux regarder le paysage des heures, et j’en ressens le besoin intense, après des mois d’hiver dans la ville. Et Dieu sait qu’il est ici envoûtant. Elle se fait bronzer, les yeux fermés, ou bien elle picole dans sa cabine, avec des copains. Du reste, bien que peintre, une de mes amies  ne sait pas non plus regarder en silence ; en silence, parce que c’est absorbant de regarder, et c’est si merveilleux qu’on ne peut plus parler qu’à voix basse.
En dehors de toute considération de séduction, ici, je préfère la fréquentation des hommes, je les trouve plus intéressants (et plus reposants). Je suis encore retournée boire le thé chez Alexandre Iourievitch, pour fuir les beuveries clandestines (théoriquement, on ne boit pas à bord !) C’est un homme très intelligent. Je ne sais comment cela s’est produit, mais il m’a fait déballer mon sac, peut-être voulait-il voir ce que j’avais dans le ventre. Il trouve que je me perds dans des contradictions infinies, que je manque d’une assise solide et complète mais que cela étant, je dois faire avec : je suis créative ? Je suis déjà allée trop loin là dedans pour reculer. C’est donc mon seul salut, qu’est-ce qui peut m’être utile dans cette perspective ? Qu’est-ce qui me gêne ?  Cet homme m’a parlé d’une façon bienveillante et désintéressée, non pour confirmer son point de vue sur les choses, mais pour m’aider à définir le mien.
Nous sommes en pays tatar, et nous allons visiter une usine hydroélectrique, mais je crains que nous n’ayons pas le temps de visiter Kazan. Le défaut de ce voyage, c’est que les villes historiques passent après les barrages…
Pendant la visite de l’usine, je suis allée me promener sur une digue immense, avec un couple de vieux et leur teckel à poil dur.  Il faisait un vent terrible, et j’avais l’impression d’être en Camargue : des bancs de sable, des saules, des étendues d’herbe, et le fleuve si large qu’il ressemble à la mer. Le petit vieux, Valera, m’a invitée à prendre le thé, sa femme et lui sont attentifs et très chaleureux, mais discrets, retenus, c’est agréable d’avoir la paix. Car même Ira a tendance à m’accaparer : il faut que j’aille bronzer avec elle, ou boire un coup, et ne pas oublier mes lunettes de soleil…
Nous avons longé une usine énorme (mais désertique) et Valera m’a dit qu’il y avait là assez de produits toxiques pour empoisonner la terre entière.  C’est l’armée qui les fabriquait. Maintenant, on ne sait plus que faire de ces stocks dangereux…
Alexandre Iouriévitch m’a expliqué que ces énormes lacs artificiels, si on les asséchait, deviendraient des déserts de poussière, qu’on était condamné à les maintenir sous peine de catastrophe écologique.  Et si on n’est plus en état de les maintenir ?
Et tout est à l’avenant, dans notre meilleur des mondes…



J’ai discuté ce soir avec une certaine Marina Fiodorovna, qui est à moitié allemande. Son père a eu le coup de foudre pour une Allemande en 1925. Elle l’a épousé et suivi en Russie. Elle y a passé toute sa vie, c’est-à-dire le stalinisme, la deuxième guerre mondiale et Dieu sait que pour une Allemande, cette période n’a pas dû être drôle. D’ailleurs, elle a eu des ennuis, on l’avait convoquée pour l’arrêter, mais son mari lui a dit de ne pas se rendre à la convocation, et on l’a oubliée, elle est passée à travers. Ensuite, on ne voulait pas lui donner son enregistrement sur Moscou, mais son mari étant un hydrotechnicien de premier plan, il est parvenu à arranger cela.
L’organisateur de la croisière, qui dirige une firme et sponsorise l’université, a voulu me présenter le capitaine et me faire visiter la cabine de pilotage.  C’est calme, là dedans, ils fonctionnent dans l’obscurité totale, avec des écrans lumineux, le bruit lointain des moteurs, il me semble qu’à leur place, je m’endormirais…
J’ai compris pourquoi Ira est si peu contemplative, pour une artiste, elle fait  des chromos pour les touristes. Je préfère de loin les dessins amateurs  d’un de nos hydrotechniciens.  Et lui, il est comme moi, il regarde…
Ils sont très gentils, tous ces hommes, ils ont de l’humour, de la fantaisie, et ils sont en même temps très touchants. J’ai souvent l’impression d’avoir passé la limite d’âge et que la majorité d’entre eux, sur ce bateau, l’a passée encore plus que moi. Mais ça, c’est une erreur. Ils ont besoin de séduire jusqu’à leur dernier souffle et moi, je ne suis pas encore assez déjetée pour les décourager.



Le bateau a failli s’échouer, après Kazan, et nous rebroussons chemin : la navigation n’est pas officiellement ouverte, ni le fleuve balisé.  A mon grand regret, nous n’avons pas pu visiter Kazan : pas de place dans le port. J’ai regardé le kremlin de loin, avec des jumelles. C’est très beau, déjà complètement oriental. J’ai vu aussi un monastère sur une île, une vraie splendeur, mais il ne se visite pas. Il avait été transformé en camp de concentration, lui aussi.
Le petit bonhomme qui fait des croquis m’a donné envie de me remettre à dessiner et m’a fourni du papier. Il fait ses croquis sur de très petits formats, ce qui permet d’aller vite. Je regrette de ne pas avoir pris de pastels ou de crayons de couleur. Sur le pont, j’ai vu une étudiante en contemplation devant un coucher de soleil exceptionnel : un soleil énorme, rouge et miroitant, des nuages bleus, de longs filaments de pluie, des ombres verdâtres et violacées sur la rivière, un gouffre de lumière rose qui avalait l’horizon. L’indifférence de ses camarades à toute cette beauté l’étonnait.  Elle-même dessine. Je lui ai dit : « Je suis restée de nombreuses années sans dessiner…
- Van Gogh, m’a-t-elle répondu, a commencé à 40 ans… »
Ce matin, je me suis levée spécialement à six heures pour voir passer le monastère Makarevski. Nous devions le visiter, mais il n’y avait pas assez d’eau pour accoster. Au ras de la rivière lisse et nacrée, l’enceinte blanche et ses tours trapues, aux capuchons de bois, et les églises comme des bijoux, les clochers comme de longs cierges de pierre. Les rossignols chantaient de tous côtés.

Le monastère Makarevski

J’ai visité Nijni-Novgorod avec Ira du jardin d’enfants. C’est une ville non seulement très jolie, mais très agréable, très vivante, avec des magasins, des cafés pourvus de terrasses extérieures, comme en France. Les maisons sont parfois encore délabrées, ravissantes, beaucoup de style art nouveau. Tous les habitants étaient dans la rue, et l’on jouait des marches militaires nostalgiques et exaltantes : demain, c’est le 9 mai, l’anniversaire de la victoire de 1945…


Nous avons mangé des pelmeni aux champignons délicieux, visité le musée de la broderie locale. Ira était brodeuse, autrefois, elle a étudié la broderie pendant six ans. J’ai acheté une gouache représentant la ville, en pensant à toi qui rêvais tellement de voir Nijni-Novgorod, quand tu lisais Michel Strogoff.  Ira cherchait à m’en dissuader, mais pour une fois, je ne me suis pas laissé tyranniser.



 Ce matin, nous nous sommes tous rassemblés sur le pont, pour rendre hommage à deux vétérans qui voguent avec nous, et au héros de la faculté, mort au front, dont on avait mis le portrait à l’honneur.  Trois étudiants ont chanté une chanson composée à sa gloire. On a offert aux deux vieux des cadeaux et des fleurs, et observé une minute de silence. C’était très émouvant, et je songeais que chez nous, dans les facultés, on recevrait des tomates pourries si l’on voulait honorer les défenseurs de la patrie. Mes collègues du lycée français crieraient au fascisme…

Le débarcadère de Kostroma

Nous avons visité Kostroma et le monastère Ipatiev. Il est très beau mais ne m’a pas fait la même impression mystique que le monastère Makariev, posé directement sur l’eau. Les berges de Kostroma sont encombrées de toutes sortes d’installations délabrées et de ferrailles.  Au dessus du port, un Lénine monumental lève un bras tout raide, façon monstre de Frankenstein qui vient tout juste d’être  animé par une décharge électrique. Chaque fois que je vois une de ces statues, je me dis que cet « art » n’aura rien su refléter d’autre qu’une colossale, écrasante bêtise, un orgueil infernal.  Le leader, ses séides et l’artiste avaient tous conscience d’être médiocres, ils en étaient ulcérés, mais triomphaient cependant, et le clamaient à la face du pays : je suis médiocre, l’empereur des médiocres, tout le pouvoir aux médiocres, et je vous lamine.
La ville elle-même est très jolie, avec beaucoup de maisons art nouveau raffinées. Les Russes s’extasiaient dans chaque nouvel endroit : on restaure… Comme si le pays relevait d’un bombardement ou d’un tremblement de terre.

porche à Kostroma
Je suis assez épatée par les numéros des étudiants, comment ils les mettent en scène et les interprètent, et ils composent des vers, même les enfants le font. Ce soir, ils ont donné un concert aux deux vétérans. Ils ont chanté des chansons de la guerre, accompagnées à la guitare ou à l’accordéon, ils avaient tous des visages graves, presque fervents. Aux vieux, ils ont fait une ovation, leur ont offert des fleurs et à chacun, un service de table. Une petite fille est venue lire le quatrain qu’elle avait écrit en l’honneur de la Russie.  A la fin, tout le monde a chanté « le jour de la victoire ». Une vieille pleurait, le recteur y allait à pleins poumons. Un des vétérans a exhorté les étudiants à œuvrer au redressement du pays qu’ils avaient sauvé du fascisme.  Mes collègues du lycée trouveraient cela affreusement nationaliste et chauvin, mais moi, j’étais émue aux larmes, il me semblait me trouver, pour une fois, avec des gens normaux. J’en ai tellement assez du cynisme snobinard, de la dérision, du gauchisme mondialiste obligatoire que, malgré tout ce que les Russes peuvent avoir parfois d’enquiquinant (les femmes, surtout), il me semblait vraiment prendre un bol d’air. Tu aurais vu la façon dont on fêtait ces vieux, l’expression transfigurée des jeunes gens… C’était très, très touchant.
Après, les gosses ont fait la bringue et maintenant, c’est notre tour…


Je n’ai dormi qu’une heure et demie, Dieu merci, la vodka ne me donne pas mal à la tête. Comme d’habitude, tout le monde a prononcé des toasts, aux vétérans, à la faculté etc. Nous avions un orchestre de professeurs : l’un au violon, l’autre à l’accordéon. Il y avait beaucoup d’ambiance, mais bon enfant, chaleureuse.
A neuf heures, je suis partie visiter Iaroslavl et suis tombée sous la coupe de Zinaïda Ivanovna. Je connaissais déjà la ville, et voulais voir surtout le kremlin et des fresques du XVI° siècle. Pas de chances, l’église était fermée pour cause de restauration. J’en ai vu une autre, avec des fresques du XVII° et de magnifiques carreaux de majolique sur la façade.  Zinaïda Ivanovna ne voulait absolument pas me laisser payer le « prix étranger » qui restait pourtant très raisonnable. Nous sommes entrées dans un musée où une vieille gardienne expliquait aimablement la signification des icônes à tous eux qui les regardaient. Sur es entrefaites, la voilà qui refuse, avec douceur et regret, de laisser entrer un vieux couvert de médailles qui n’avait pas pris le billet correspondant au musée. Zinaïda Ivanovna a fait un scandale : « C’est une honte ! Un vétéran de la guerre ! » Une autre gardienne est venue à la rescousse : « Il nous faut laisser entrer tous ceux qui ne paient pas et nous, nous ne touchons même pas notre salaire, parce que le musée est en déficit ! »
Iaroslavl est une ville vraiment agréable, bien tenue, avec des jardins municipaux impeccables.
Valera m’a raconté ce soir que, sous le lac artificiel de Rybinsk, pourrissait depuis 1941 une forêt entière, ce qui empoisonne les poissons. Les Japonais ont proposé de nettoyer tout cela gratuitement et d’emporter la cellulose en échange. Les fonctionnaires locaux ont refusé.
L’idée de cette forêt qui pourrit avec quatre villages dedans a quelque chose pour moi de terriblement inquiétant, de monstrueux. Alentour, tout est beau, les bouleaux tendres et vaporeux, les sévères étendues de sapins et là-dessous, toute une désolation. Que la digue cède, et voilà que réapparaîtraient des hectares et des hectares de troncs pourris.
A Kazan, là où la Volga est très large, j’ai senti, en l’espace d’une seconde, le vent tiède laisser la place à un courant glacé. Et là, sur le lac artificiel, même chose, en un instant, s’est levé un ouragan glacial qui s’est apaisé une demi-heure plus tard. Chez nous, les vents ont une direction très définie, ils peuvent tourner, mais on le sent venir, ils sont canalisés nord-sud par les montagnes. Ici, ils partent dans tous les sens. C’est comme lorsqu’on nage dans la mer et qu’un courant froid traverse une zone tiède, puis disparaît.


Nous avons visité la petite ville de Muychkine, soixante-dix mille habitants avant la révolution, six mille aujourd’hui. Elle est placée sur la rive escarpée de la Volga qui s’éboule sans arrêt depuis que les barrages existent, avec les arbres et les maisons. De cette rive, la vue sur le fleuve était superbe : l’eau bleu foncé, les feuillages vert phosphorescent. Les merisiers fleurissent, les arbres ont pris leur volume, des flaques d’ombre dansent sur l’herbe nouvelle.
Alexandre Iouriévitch m’a dit que, dans le village où il a sa datcha, la collectivisation avait fait passer la population de 5000 à 500 habitants.
Le voyage se termine. Hier soir, nous avons eu encore un concert, et la beuverie ultime, mais je m’y suis soustraite, car demain, je travaille, ce soir, je ne serai pas chez moi avant neuf heures, je n’ai plus la santé.
Je te dirai de vive voix ce que je n’aurai pas mis dans cette lettre, que je termine pour te l’envoyer par la prochaine valise.
Je t’embrasse très fort

Lolo
 
Nijni-Novgorod








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