Il était autrefois une contrée qui depuis
longtemps n’avait plus de rois et personne n’aurait même su dire ce qu’il était
advenu du dernier d’entre eux. Les seigneurs, ducs, comtes ou barons, y
faisaient ce que bon leur semblait, chacun dans son domaine. Le plus puissant
d’entre eux, sur le point de mourir, fit appeler ses trois fils et leur dit:
« Je me suis efforcé de faire de vous de preux et nobles chevaliers et je
donnerai à chacun de vous ce qui lui revient: à l’aîné, comme il se doit, mon
armure d’or, mon château et mes terres, qu’il les gouverne et les fasse
prospérer. Au second, mon armure de fer, celle avec laquelle j’ai mené mes
armées, et la forteresse que j’ai édifiée aux marches de mon fief: à lui de
s’en tailler un comme il pourra et comme je le fis en mon temps, dans l’honneur
et le respect de son aîné et suzerain. Quand au cadet, je n’ai plus rien à lui
donner que cette cotte de mailles, cette tunique de cuir et ma bénédiction. Vos
parts sont inégales mais, ne l'oubliez pas, à ce que vous recevez de moi, s’ajoute ce que vous héritez du ciel. Un seul
d’entre vous obtiendra ce dont je n’ai pas su me rendre digne, et celui-là
deviendra le roi et le suzerain des deux autres et de tous leurs vassaux.»
L’aîné de ces frères avait un nom que tout le
monde oublia bien vite. On l’appelait le chevalier d’Or, car son père lui avait
laissé de grandes richesses dont il était fort dispendieux. Il paradait
volontiers dans son armure éblouissante que recouvrait un grand manteau de
brocart, donnait des fêtes fastueuses et faisait marcher le commerce et
l’artisanat.
Le second, depuis sa forteresse, fit en
partie ce que son père lui avait dit, il se tailla un fief comme il put, recrutant
n’importe quels brigands, n’importe quels soudards, rançonnant et pillant et,
de la sorte, devint presque aussi riche et puissant que son suzerain. Personne
ne se souvenait du prénom dont on l’avait baptisé. Inflexible, avare et cruel,
il était devenu pour tous ses sujets le Chevalier de Fer.
Le plus jeune se prénommait Jean et, bien
qu’il ne lui eût rien laissé que son modeste équipement, il avait été le
préféré de son père: il était beau, magnanime et il avait le coeur pur. Par
dérision, ses frères l’appelaient le Chevalier de Cuir.
Aucun d’eux ne désirant le garder auprès de
lui, il s’en alla droit devant lui, sur son cheval. S’il rencontrait des
brigands, il les combattait, si un château était assiégé, ou une ville, il les
défendait. On lui payait ses services, ce qui lui permettait de vivre mais
jamais de s’établir et il allait ainsi, au gré des occasions qu’il avait de
guerroyer pour les autres. Il devint un chevalier errant, valeureux et pauvre.
Beaucoup de demoiselles lui faisaient les yeux doux et l’auraient volontiers
épousé mais, comme il était sans terres et sans argent, on ne lui accordait pas
leur main et il restait seul.
Un jour qu’il passait, fatigué, à travers une
épaisse forêt, à flanc de montagne, il aperçut une louve blanche, dressée sur
un rocher. Des flocons légers descendaient sur elle, sur les branches nues, les
feuilles mortes, le torrent vert et furieux qui se tordait dans le fond d’une
gorge escarpée. Un brouillard jaunâtre laissait transparaître un soleil pâle.
Le chevalier s’immobilisa sur son cheval,
captivé par cette apparition. Son pelage aux reflets d’argent semblait vibrer
d’une lumière subtile. Dans ses yeux d’or, à la fois doux et sauvages, se
lisait une surprenante détresse.
Une flèche alors siffla dans l’air glacé et
vint frapper la louve qui se réfugia en jappant dans les fourrés.
Le chevalier s’élança et vit de loin une
compagnie de soldats qui suivaient le bord opposé de la rivière et se perdaient
dans les brumes rampantes. Contournant le rocher où était perchée la louve, le
jeune homme découvrit les corps de six garçons percés de flèches. Le chevalier
mit pied à terre et alla de l’un à l’autre, guettant sur leurs visages un
souffle de vie. Tous étaient morts et déjà des corbeaux tournoyaient au-dessus
d’eux.
Le chevalier chercha quelque chose qui pût
lui permettre d’enterrer les cadavres, mais il n’avait que son épée et sa
lance. Alors, sous les racines enchevêtrées d’un bouquet de pins, il vit une
caverne et y porta un par un les garçons assassinés. Ils étaient tous très
jeunes et d’une grande beauté. Le chevalier, les ayant couchés les uns près des
autres, s’agenouilla en pleurant: dans leurs longues robes blanches, ils
étaient pareils à des anges, et il avait grand pitié d’eux.
Il roula ensuite une grosse pierre, pour
fermer l’entrée de la caverne, et, de la pointe de son couteau, y grava une
croix et ces mots:
Ici reposent
six garçons inconnus
Massacrés par
des soldats inconnus
Pour une
raison inconnue.
Il enfourcha son cheval et se remit en route.
Le soir tombait, la neige s’épaississait et il ne savait où passer la nuit, car
aucune lumière ne venait lui signaler une maison. Alors qu’il scrutait les
pentes sombres de la montagne, il vit surgir la louve blanche qui boitillait en
gémissant à sa rencontre, la flèche toujours fichée dans sa cuisse, le pelage
souillé de sang.
Le chevalier descendit de sa monture,
s’approcha d’elle et lui parla doucement. Elle se coucha sur le flanc et le
jeune homme agenouillé, d’un coup sec, arracha la flèche. La louve poussa un
cri et, se retournant, lui saisit le bras dans sa gueule, mais sans le mordre.
Le chevalier pressa son manteau sur la plaie et, soulevant la bête, la plaça en
travers de sa selle.
La neige tombait à présent en rideaux pressés
et lourds. Le chevalier distingua, dans la grisaille fourmillante de flocons,
les contours d’un château dressé sur un éperon rocheux. Il traversa un village
désert, franchit le pont-levis sans que personne ne se manifestât et conduisit
son cheval à l’écurie. Il y trouva de la
paille et du foin, et même des selles et des brides, mais point de
palefreniers, ni d’autres chevaux.
A l’étage, dans la grande salle, régnait un
désordre lamentable. On avait renversé les coffres et la table, arraché les
tentures et les pas du jeune homme écrasaient des débris de vaisselle.
Laissant la louve roulée dans son manteau, le
chevalier alla chercher du bois pour allumer du feu dans la cheminée et sur les
carreaux, devant l’âtre, s’étendit bientôt une chaude lueur. Il donna de l’eau
à la louve puis sortit de sa besace du
pain rassis, des pommes et du jambon desséché. C’était tout ce qu’il avait à
manger et il le mangea en silence. La plaie de la louve ne saignait plus. Le
museau allongé sur ses pattes, elle le regardait avec un désespoir presque
humain et soupirait.
Le chevalier lui caressa la tête puis, se
roulant dans une tenture, s’endormit à même le sol, son épée à portée de la
main et son bouclier en guise d’oreiller.
Le lendemain, il partit chasser et glaner ce
qu’il restait de légumes dans les potagers déserts. Toutes les maisons étaient
vides et aussi dévastées que le château, mais nulle part il ne trouva de
cadavres. A son retour, il se prépara un repas et remit de l’ordre dans la
grande salle qui était très belle, entièrement lambrissée de bois peint
rehaussé de dorures, et ensoleillée par de longues fenêtres en ogive.
Puis il alla visiter les chambres dont on
avait dérobé tous les objets précieux, sauf un miroir d’argent qu’il trouva
sous un lit. Il le rapporta dans la salle et s’amusa à projeter en tous sens
les rayons du soleil déclinant qui giclaient à sa surface, ce qui eut pour
effet de terroriser la louve: elle s’enfuit aussitôt en boitillant.
« N’aie pas peur, s’écria le chevalier, reviens! Je ne le ferai
plus... » Son rire résonna dans le silence. Il se sentit seul et résolut,
si la louve ne rentrait pas, d’aller dormir avec son cheval.
Mais il ne parvint pas à dormir. Au milieu de
la nuit, il quitta l’écurie et fit quelques pas dans la cour enneigée. A la
lumière de la lune, les parties du château qui n’étaient pas plongées dans
l’ombre semblaient faites de glace translucide. Les fenêtres étincelaient,
pareilles à de longs écus d’argent. « Ce château n’est à personne, se
disait le chevalier, il pourrait être le mien. Le château vide d’un seigneur
sans armée. » Il leva la tête, pour
regarder une chouette planer entre les tours, puis gravit l’escalier qui menait
à la galerie voûtée et entra dans la grande salle. La louve blanche était
revenue et s’était couchée près du miroir. Le chevalier s’approcha en souriant:
« Je pensais que tu m’avais abandonné, dit-il, que t’est-il arrivé, ma
belle louve? Qu’est-il arrivé à ce château? »
Il s’assit près d’elle et caressa son pelage
immaculé: « Il ne faut plus me laisser, lui dit-il. J’ai trouvé mon
château, un château vide et dévasté, et j’ai enfin trouvé la dame qui convient
à un pauvre chevalier de ma sorte: une louve solitaire et blessée. »
Et il rit de nouveau, amusé par le regard
fixe et jaune de l’animal qui semblait l’écouter. Alors il se pencha sur le miroir
qu’incendiaient les blancs rayons de la lune et, dans cette surface aveuglante,
il crut voir le reflet d’une jeune fille qui le dévisageait de ses yeux
immenses et dorés. Il poussa un cri, saisit le miroir et l’examina
attentivement, mais il n’y discerna plus rien que ses propres traits. « Je
l’ai vue, pourtant, dit-il à la louve, j’ai vu ma dame... Dans le brouillard
léger de ses cheveux, son visage m’est apparu, mystérieux et innocent comme le
chant du rossignol, comme l’étoile du matin suspendue à la joue fraîche de
l’aube. C’était la dame de ce château, n’est-ce pas? Alors il me faut rester
ici pour le garder. Sinon, il va tomber en ruines, et des va-nu-pieds vont s’y
installer. Qu’est-ce qu’un chevalier qui n’a ni dame à aimer, ni cause à
défendre? Je savais qu’un jour, je trouverais l’une et l’autre. La dame est
peut-être morte et le château est vide, mais c’est cela qui m’est échu. »
Et le chevalier, blotti dans son manteau,
s’endormit serré contre la louve et le miroir sur son coeur.
Le lendemain, en balayant la chambre du
miroir, il trouva dans la poussière une couronne de fleurs séchées. Il sut que
c’était la dame du château qui l’avait tressée, que cette chambre était la sienne
et que le miroir aussi lui appartenait. Il souffla sur la couronne et la
poussière s’envola en scintillant dans le soleil. Il revit en pensée les six
jeunes morts couchés sous les plis silencieux et tourbillonnants de la neige.
Qui étaient-ils? Outre le fantôme de la dame et son château, il avait aussi
leur tombe à garder et peut-être leur sang à venger. Partant pour la chasse, il
emporta la couronne et se dirigea vers la gorge, le torrent et la caverne.
Il s’agenouilla devant la pierre qui en
fermait l’entrée et y déposa les fleurs séchées. Alors la louve se mit à
hurler, et son hurlement se répercuta entre les falaises. Le chevalier
frissonna et relut distraitement l’inscription qu’il avait tracée. Il était
écrit:
Ici reposent
les six fils du seigneur de la Montagne
Massacrés par
des soldats inconnus,
Pour une
raison inconnue.
« Louve, dit le chevalier, si seulement
tu pouvais parler et me dire ce que tu as vu! Je le sais, à présent, les six
garçons étaient les frères de ma dame, et il me revient donc de les venger.
Mais comment? J’ignore tout de leur assassin, je suis seul, je n’ai que des
armes ordinaires, une tunique de cuir et une cotte de mailles... »
Et la dame elle-même, où était-elle? Le
chevalier passa encore quelques jours à nettoyer le château, jetant les débris
dans les douves. Il répara la herse et refit une porte solide et cloutée. Tous
les soirs il faisait le tour du chemin de ronde, contemplant à perte de vue la
forêt verdâtre et mauve, les montagnes bleues, la gorge tortueuse où reposaient
les garçons. Il n’y avait pas âme qui vive. Pas un pèlerin, pas un vagabond,
pas même une fumée lointaine. Malgré sa terrible solitude, il se sentait chez
lui dans ce pays sauvage et pur, dans ce château battu par les vents.
Un jour qu’il se recueillait dans la
chapelle, il aperçut une petite porte qu’il n’avait encore jamais remarquée. Il
la franchit, descendit les marches d’un escalier de pierre et s’engagea dans un
boyau ténébreux. Au bout d’un long moment, il discerna une lueur qui allait
s’intensifiant au fur et à mesure qu’il s’avançait. Il arriva ainsi dans une
grande salle où, sous de longues stalactites translucides et jaunes, miroitait
une nappe d’eau verte. Sur une éminence, reposait le gisant d’un seigneur
barbu, dont la tête était coiffée d’une couronne d’or et les mains croisées sur
une épée. C’était la lumière de cette épée qui éclairait la grotte tout
entière.
Autour de ce tombeau étaient disposés sept
autres gisants. Le chevalier reconnut avec surprise l’effigie de chacun des six
garçons qu’il avait ensevelis. La septième sculpture représentait une jeune
fille, plus belle encore que ses six frères, le visage et les mains enclos dans
les vagues pétrifiées de ses cheveux et de ses draperies.
Le coeur du chevalier s’arrêta un instant de
battre. Il caressa timidement la statue puis, la prenant à bras-le-corps, il s’arque
bouta pour essayer de la déplacer et d’ouvrir le tombeau. Alors il entendit un
bref jappement et vit la louve qui rôdait sur la berge opposée. Dans l’eau sombre
et lisse se déplaçait en même temps qu’elle le reflet d’une demoiselle éperdue.
Le chevalier fit le tour de l’étang,
regardant venir à sa rencontre, sous les pas de la louve, le merveilleux
fantôme. « Louve, dit-il, si elle est dans ce tombeau, je n’aurai de cesse
d’avoir vengé sa mort! »
Devant lui s’ouvrait un autre couloir où l’on
avait ménagé des marches. Il s’y engagea et, au bout de quelques pas, se
retrouva dans la caverne où il avait laissé les six cadavres. Elle était vide.
Un cercle aveuglant bordait la pierre dont il avait obturé l’entrée. Il
s’appuya contre elle pour la faire céder, sortit et la remit en place.
L’inscription disait à présent:
Ici reposent
les six fils du Seigneur de la Montagne
Massacrés par
les soldats de ton frère,
Le Chevalier
de Fer,
Pour une
raison inconnue.
Le chevalier poussa un grand cri, tira son
épée ébréchée et la brisa sur la pierre. Puis il rentra en pleurant au château
et pleura toute la soirée, devant le feu. « Hélas, dit-il à la louve qui
léchait ses larmes en gémissant, c’est mon frère qui a apporté le malheur en ce
château, et je le lui ferai payer, mais comment? Je suis seul, il a toute une
armée, et j’ai brisé mon épée. »
Le lendemain, il rassembla ses affaires et
sella son cheval: « Je n’ai plus le droit de rester ici, dit-il à la
louve, mais tu peux venir avec moi, si tu veux. »
Il sortit de l’écurie et s’immobilisa dans la
cour, muet de surprise. Contre les murs avait surgi une multitude de statues:
des paysans, des soldats en armes, des commères, des chiens, des chats, des
vaches et des poules, comme si les pierres avaient soudain revêtu la forme de
ceux qui avaient habité les lieux. Et quand il traversa le village, il vit que
toutes les maisons étaient à présent ornées de semblables bas-reliefs. Il se
rendit aussitôt à la caverne, pour revoir l’inscription, et lut:
Ici reposent
les six fils du Seigneur de la Montagne
Massacrés par
les soldats de ton frère,
Le Chevalier
de Fer,
Dépités de
n’avoir pu trouver l’épée
Que tu n’as
pas su prendre.
Le chevalier roula la pierre et descendit directement
dans la crypte. L’épée était toujours à sa place, entre les mains de marbre du
seigneur, et la jeune fille de pierre était toujours aussi belle et immobile. A
son doigt brillait un anneau d’or.
Le chevalier prit l’anneau qui était lourd et
large, et le passa à son propre doigt. Il lui allait parfaitement.
Se retournant, il vit que les mains du
seigneur s’étaient disjointes. La caverne s’obscurcissait, la lumière de l’épée
déclinait. Vite, il la dégagea de son écrin de marbre et la souleva au-dessus
de sa tête. Des reflets fulgurants traversaient la salle et faisaient jouer
comme une ombre de vie sur les traits des gisants.
Lorsqu’il revint au village, le chevalier vit
sur son passage s’animer les unes après les autres les statues qu’avaient
exprimées les murs des maisons, puis ceux du château: des hommes, des femmes,
des enfants, avec leurs animaux et leurs outils, des soldats avec leurs armes,
tous reprenaient vie sous les rayons de l’épée et acclamaient leur sauveur.
Eberlué, le chevalier se laissait conduire par la bride et regardait autour de
lui se déployer les oriflammes et les bannières qui avaient surgi entre les
mains de ces gens, et leurs visages pleins d’espoir. Une vieille femme lui
expliqua que le Seigneur de la Montagne, avant de mourir et de laisser ses sept
enfants orphelins, avait ensorcelé son domaine afin de le soustraire à la
convoitise des seigneurs voisins et d’éviter à ses vassaux d’être massacrés,
tant que ne se manifesterait pas un homme valeureux capable de les défendre.
Le chevalier raconta alors à la foule comment
il avait trouvé morts et enseveli les six fils du Seigneur de la Montagne. Il
jura de les venger et de retrouver son septième enfant, la demoiselle de
pierre, si toutefois elle ne reposait pas déjà dans la crypte, sous son gisant.
Puis il commanda qu’on lui forge une véritable armure et descendit à la
chapelle se mettre en prière. Après quoi il fit signe aux capitaines qui
l’accompagnaient de le suivre dans la grotte.
En voyant les tombeaux, les hommes d’armes
s’agenouillèrent et pleurèrent, appelant chacun des garçons par leur prénom:
ils avaient élevé, ils avaient instruit, ils avaient juché sur leurs premiers
chevaux ces jeunes gens pleins de promesses qu’on avait lâchement abattus. Et
où était la demoiselle, leur dernier espoir? L’avait-on, elle aussi, tuée et
couchée dans sa tombe? L’avait-on enlevée?
Le chevalier et ses capitaines se décidèrent
à faire basculer le gisant; mais, malgré tous leurs efforts, ils ne purent y
parvenir et ne purent non plus se résoudre à le briser: si la demoiselle était
morte, la statue était la seule trace qu’il leur restait de sa grande beauté.
Ils se contentèrent d’allumer des veilleuses dans la crypte. Puis ils
s’équipèrent et partirent.
La forteresse du Chevalier de Fer, perchée
sur un roc de basalte au bord d’un morne plateau, était puissante et
rébarbative. Dans son fief, les paysans allaient pieds nus et en haillons, les
édifices publics ne se distinguaient par aucun ornement superflu. Toutes les
richesses de cette contrée gisaient dans les caves de son seigneur et n’en
sortaient que pour payer ses soldats. Il était dur et ne pensait qu’à faire la
guerre et affermir sa puissance.
Le chevalier de Cuir et son armée quittèrent
les régions sauvages de la Montagne pour s’engager sur ces terres déshéritées,
où des pendus bordaient les routes, où le cri des corbeaux couvrait le chant
des oiseaux, où les bêtes sauvages craignaient l’homme, où le passant de
rencontre, méfiant et sournois, ne répondait pas au salut et se coulait dans
les fossés.
Le jour même, le chevalier de Fer, mis au courant de l’invasion, se porta à la
rencontre de son frère et fit mine de l’accueillir avec joie: « Mon
bien-aimé cadet, quelle joie de vous revoir à la tête d’une si fière compagnie!
Auriez-vous donc réussi à vous tailler un fief à la pointe de l’épée? Et quelle
épée! Brillante et acérée comme une étoile... A qui l’avez-vous prise?
- Elle m’a été donnée par
ceux à qui vous pensiez la voler. Et maintenant, je vous somme en leur nom de
me rendre la demoiselle du château de la Montagne, dont vos soldats ont
massacré les six frères. »
Le chevalier de Fer feignit la stupeur:
« Quelle demoiselle? Le château de la Montagne est vide depuis des années,
la dernière fois que des éclaireurs se sont perdus de ce côté, ils n’ont
rencontré qu’une horde de loups! Auriez-vous, mon frère, pris possession du
fief des loups et des oiseaux de nuit et trouvé cette épée en ce château ensorcelé?
Savez-vous qu’alors, elle ne vous portera peut-être pas bonheur?
- Pour mon bonheur ou mon
malheur, c’est elle qui m’est échue. Mon frère, assez menti, où est la
demoiselle? »
Le chevalier de cuir leva lentement son épée,
d’un geste qui mettait son frère en garde. Le chevalier de Fer prit le ciel à
témoin: « De par Dieu, je jure sur ma tête que mes hommes, sur les terres
du seigneur de la Montagne, ont abattu seulement une horde de loups qui les
talonnaient et n’ont tué ni enlevé aucune demoiselle. Je peux en mettre ma
main au feu. »
Et sans hésiter, le chevalier de Fer
s’approcha d’un bivouac et plongea la main dans les flammes du brasier auprès
duquel se chauffaient des soldats. Puis il l’éleva pour la présenter à son
frère et à ses capitaines: elle était intacte.
Décontenancé, le chevalier de Cuir se laissa
embrasser et mener avec ses compagnons dans le château de son frère. Il
soupçonnait bien une traîtrise et ne parvenait pas à mettre en doute
l’inscription qu’il avait lue sur le rocher. Pourtant, les apparences parlaient
en faveur du chevalier de Fer.
Celui-ci, pour fêter leurs retrouvailles, fit
donner un grand festin et, pendant tout le repas, accabla son cadet de
caresses, plaisantant gaiement avec lui et lui rappelant leur enfance. Il
s’intéressait particulièrement à la louve, s’extasiait sur sa beauté et sa
douceur: « Laisse-moi en faire cadeau à notre frère, le chevalier d’Or. Il
aime à s’entourer d’animaux fabuleux et d’êtres féeriques. Il saura retrouver
la demoiselle du château de la Montagne et nous pourrons célébrer tes
noces. »
Le chevalier de Cuir, enivré par le vin, la
musique et la chaude amitié qu’on lui témoignait après des mois de solitude,
commençait à laisser s’endormir sa méfiance. Mais il n’avait pas envie de
donner la louve et d’ailleurs, lui appartenait-elle? C’était un animal sauvage
qui s’était attaché à lui de son plein gré. « Si elle veut bien te suivre,
alors tu pourras la prendre », dit-il à son frère.
La louve ne détachait pas de lui un regard
triste et absent. Le chevalier de cuir en éprouvait un grand malaise:
n’avait-il pas fait de son mieux, en lui laissant le choix sans offenser son
frère? A sa grande surprise, elle n’opposa pas de résistance quand le chevalier
de Fer, lui passant une écharpe de soie autour du cou, l’emmena dans ses
appartements: « Nous irons ensemble l’offrir à notre suzerain, le
chevalier d’Or,» déclara-t-il. Puis il invita son cadet à s’en aller dormir
dans la chambre qu’on lui avait préparée.
Dès qu’il se fut étendu, le chevalier de
Cuir, en dépit d’une sourde et inexplicable inquiétude, s’endormit
profondément. Et chacun de ses capitaines dormait aussi profondément que lui:
car le chevalier de Fer leur avait fait boire un vin drogué. Quand il fut sûr
que personne ne se réveillerait, il subtilisa l’épée de son cadet et lui
demanda: « Où l’as-tu trouvée? »
Le jeune homme, sans sortir de son sommeil
enchanté, lui répondit: « Dans la crypte du château de la Montagne.
- Et comment y accède-t-on?
Demanda encore le traître.
- Par la porte dérobée qui
est dans la chapelle et par la caverne où j’avais enseveli les six jeunes
gens.»
Satisfait de ce qu’il venait d’apprendre, le
chevalier de Fer, emmenant la louve, se mit secrètement en route pour le fief
de son frère aîné.
Le territoire du chevalier d’Or était
beaucoup plus accueillant que celui du chevalier de Fer. Les routes, bordées de
haies et de grasses prairies, traversaient des villages pimpants qui
regorgeaient de boutiques et de marchés. Les gens, aimables et indifférents, vaquaient
tous à diverses occupations et regardaient passer avec mépris et méfiance
l’escorte de soudards malpropres du chevalier brigand.
Celui-ci, en revoyant le château où il avait
passé son enfance, ses jardins suspendus au dessus des murailles, les dentelles
de pierre qui ornaient les façades, les toits aux tuiles vernissées et
multicolores, les oriflammes de soie, les livrées des pages, les riches
vêtements des dames et des seigneurs qui se promenaient dans le parc, fut tout
entier la proie d’une noire envie. Pourquoi n’était-ce pas lui qui avait hérité
de cette grasse contrée, de cette élégante demeure? Pourquoi avait-il dû
partir, se tailler à grands coups d’épée un domaine ingrat et vivre avec des
bandits dans une forteresse sinistre?
Son frère l’accueillit avec une certaine
réserve: il craignait, à le voir ainsi, maigre, mal rasé, rudement vêtu de fer
et de bure, qu’il vînt lui demander de l’argent. Le chevalier de Fer, qui s’en
aperçut, pensa amèrement: « J’ai maintenant assez de trésors dans mes
caves pour me faire bâtir un palais presque aussi beau que celui-ci. Mais à
quoi bon? C’est le tien, que je veux, car c’est dans le tien que je suis né et
que j’ai grandi, je veux le climat agréable, la végétation luxuriante et la
douceur de vivre où tu te prélasses et t’amollis. »
En effet, ce seigneur n’avait plus rien d’un
chevalier et ne portait plus les armes depuis bien longtemps. Il était gras,
perdait ses cheveux, il donnait constamment des bals et des fêtes et ne s’était
encore jamais marié car aucune princesse ne lui semblait digne de sa richesse
et de sa puissance; chaque fois qu’il se trouvait une fiancée, il s’apercevait
que sa voisine était encore plus belle ou plus noble ou plus fortunée et ne
parvenait pas à se décider.
Le chevalier de Fer lui amena la louve dont
le pelage lumineux et les yeux d’or liquide firent sur lui grande impression:
« Cet animal est fée, s’écria-t-il, offre-le moi! » Le chevalier de
Fer y consentit et lui dit: « Mon frère, c’est là un présent inestimable;
sur le territoire du château de la Montagne, mes hommes ont tué six loups
blancs et blessé le septième. Les six loups abattus ont repris leur forme:
c’étaient les six fils du Seigneur de la Montagne, que leur père avait
enchantés. Le septième, que tu vois ici, c’est sa fille, la plus belle
demoiselle qu’on ait jamais vue sur terre: sa beauté n’est pas de notre monde.
Celui de nous trois qui l’épousera régnera sur les deux autres, comme l’avait
prédit notre père, car il héritera de l’épée du seigneur, de sa couronne, de
son château et de ses pouvoirs magiques. L’épée, je l’ai prise, la demoiselle,
je te l’ai donnée, épouse-la et tu occuperas la place qui te revient de droit,
puisque tu es notre aîné. Il te faut agir vite, car c’est notre cadet qui
s’était approprié la louve et l’épée, et qui avait réveillé le château
ensorcelé, et cela sans nous prévenir ni nous prêter allégeance: s’il avait su
que la louve et la demoiselle n’étaient qu’une seule et même personne, tu
serais à présent dépossédé de ton fief et de tous tes biens. »
Le chevalier d’Or si, bien sûr, il tenait à
ses biens, fut surtout frappé d’apprendre que sous le pelage de la louve se
cachait une jeune fille plus belle que toutes celles qu’il pourrait jamais
trouver: il la lui fallait, il n’en épouserait pas d’autre. Mais comment lui
rendre figure humaine? On ne pouvait tout de même pas, pour ce faire, la tuer
comme les six autres loups, et il n’était pas non plus possible de l’épouser
sous sa forme actuelle. « C’est au château de la Montagne que nous trouverons
le moyen de délivrer la demoiselle de son sortilège », lui dit le
chevalier de Fer. Et le chevalier d’Or décida de rassembler une escorte et de
partir dès le lendemain. Puis il fit mettre la louve sous bonne garde dans
l’une des cages d’or où il enfermait toutes sortes de créatures
extraordinaires: une licorne, un griffon, une chimère, un phénix, un dragon, un
centaure, un sphinx, une sirène. Disséminées à travers le parc, ces cages
attiraient tous les jours les promeneurs.
Enfermée, la louve leva les yeux vers les
étoiles et se mit à hurler. Alors une chouette accourut à tire d’aile et
descendit se poser sur la cage. La louve, se mordant le flanc, s’arracha une
touffe de poils blancs que l’oiseau emporta dans son bec. Puis elle se coucha
en gémissant.
« Louve, pourquoi pleures-tu? Demanda le
griffon.
- Je pleure parce que mon
bien-aimé m’a livrée à un gredin, répondit la louve.
- Louve, pourquoi pleures-tu?
Demanda la licorne.
- Je pleure parce qu’un félon
a drogué mon bien-aimé et lui a dérobé ce qui lui revenait.
- Louve, pourquoi pleures-tu?
Demanda le centaure.
- Je pleure parce que mon
bien-aimé n’a pas su garder ce qui lui était donné et qu’il va perdre ce qui
lui était promis.
- Louve, pourquoi pleures-tu?
Demanda la sirène.
- Je pleure parce que les
vilains, lorsqu’ils voient de merveilleuses créatures, ne pensent qu’à les tuer
ou les mettre en cage. »
Alors le griffon, la licorne, le centaure, le
dragon, la chimère, le sphinx, le phénix et la sirène poussèrent un profond
soupir et se mirent eux aussi à pleurer amèrement. Toutes les fleurs du parc se
fanèrent et les rossignols s’en furent, à tire d’ailes, chanter ailleurs.
La chouette vola toute une partie de la nuit
et, à l’aube, parvint au château où le chevalier de Cuir était resté profondément
endormi. Elle se posa à son chevet et laissa tomber sur son visage la touffe de
poils blancs qui lui avait été confiée. Aussitôt, le jeune homme s’éveilla et
comprit qu’il avait été trahi et que sa louve était, par sa faute, en danger.
Il chercha son épée et, ne la trouvant pas, appela à grands cris ses
capitaines. Ceux-ci accoururent et se heurtèrent aux gens du chevalier de Fer
qui voulaient leur barrer le passage et mettre leur chef à mort. Il s’ensuivit
une courte et sanglante bataille à travers les couloirs, les escaliers et les
salles du château. Puis, titubants, ruisselants de larmes, de sueur et de sang,
le chevalier de Cuir et ses hommes s’embrassèrent en silence. Que faire, où
aller? Où était parti le traître, à quoi pouvait lui servir la louve? Comment
triompher de lui, maintenant qu’il avait dérobé l’épée magique?
Il décida de renvoyer ses capitaines et son
armée au château de la Montagne et de partir de son côté chez son frère aîné
demander justice. Le coeur lourd, il se mit en route le soir même et chevaucha
jusqu’à l’aube. Il était seul, de nouveau, plus seul qu’il ne l’avait jamais
été. A quel moment avait-il failli? Quel faux pas avait-il commis? Un château
lui avait été donné, une raison de vivre et de combattre, et il avait tout
perdu, il avait mis entre les mains d’un traître ce qu’il avait de plus cher et
compromis toutes ses chances de retrouver la demoiselle.
Parvenu sur les terres du chevalier d’Or, il
les traversa sans prêter la moindre attention à leur richesse, ni au mépris
étonné des passants prospères pour ce guerrier errant sans armée, loqueteux et
sombre. Le château de son frère aîné, au soleil levant, brillait comme un
précieux coffret ouvragé. Mais aucun oiseau ne chantait plus dans les bosquets
du parc et les voix des promeneurs avaient des intonations moqueuses et
méchantes. Les gardes qui se portaient à sa rencontre l’encerclèrent et, après
une courte lutte, le maîtrisèrent: « Quelle est cette façon de me recevoir
dans le château de mon père? Conduisez-moi auprès de mon frère aîné!
S’exclama-t-il.
- Messire Jean, lui
répondit-on, votre frère a donné l’ordre de vous arrêter dès que vous
paraîtriez en ces lieux et de vous pendre à l’aube du jour suivant »
Accablé, le jeune homme se laissa emmener et
enfermer au cachot. Ainsi, ses deux frères s’étaient entendus pour le
déposséder du peu qu’il avait honnêtement et courageusement conquis. Pourquoi?
Que leur manquait-il? En quoi leur paraissait-il si redoutable? Son coeur se
brisait à l’idée de ce que feraient ces gredins, s’ils prenaient le château qui
lui avait été confié et s’ils trouvaient la demoiselle qui lui était promise.
Sanglotant sur ses mains jointes, il aperçut à travers ses larmes l’éclat de
l’anneau qu’il avait pris sur le gisant et, le caressant d’un doigt rêveur, il
se retrouva dehors, dans le parc, sous les étoiles. Autour de lui brillaient
les cages où étaient enfermés les animaux fabuleux que collectionnait le
chevalier d’Or: une seule d’entre elles n’était pas occupée.
« Merveilleuses créatures, dit le jeune homme en s’agenouillant, je vous
supplie de me renseigner, qui gardait-on ici, auprès de vous, dans cette cage
vide?
- Une louve blanche qui a
pleuré toute la nuit, répondit la licorne.
- Et pourquoi pleurait-elle?
- Elle pleurait parce que son
bien-aimé l’avait livrée à un gredin, dit le griffon.
- Elle pleurait parce que son
bien-aimé n’avait pas su garder ce qui lui avait été donné et allait perdre ce
qui lui avait été promis, ajouta la sirène.
- Elle pleurait parce que les
vilains, lorsqu’ils voient des créatures merveilleuses, ne pensent qu’à les
tuer ou à les mettre en cage, » soupira le centaure.
Le coeur du chevalier se serra:
« Merveilleuses créatures, je suis le bien-aimé de la louve blanche et son
chevalier servant. Où est-elle à présent? Où l’a-t-on emmenée?
- Le chevalier d’Or et son
frère sont partis avec elle pour le château de la Montagne, dit la licorne.
- Celui des trois frères qui
possédera l’épée, la fille et l’anneau du seigneur de la Montagne recevra
également sa couronne et régnera sur les trois fiefs, chanta la sirène.
- L’anneau... répéta le
chevalier, mais l’anneau c’est moi qui le détiens! »
Il éleva la main, l’anneau étincela aux
rayons de la lune et les portes des cages s’ouvrirent toutes en même temps. Les
créatures environnèrent le jeune homme et le centaure se prosterna devant lui:
« Monte sur mon dos et tu arriveras plus vite là où tu dois aller. »
Les deux frères félons avaient rejoint les premiers le
château de la Montagne et, ne voulant pas perdre de temps à l’assiéger, se
mirent en quête de la caverne. Le chevalier de Fer interrogea les soldats qui
avaient tué la horde de loups et ils le menèrent là où son cadet avait trouvé
les six cadavres. Il trouva la pierre que le jeune homme avait gravée et où l’on
pouvait lire à présent:
Ici reposent
les six fils du seigneur de la Montagne,
Massacrés par
les soldats du chevalier de Fer
Avide de s’approprier un héritage
Qui ne lui était
pas destiné.
Le seigneur brigand hocha la tête:
« C’est ce que nous verrons. » Dit -il entre ses dents. Et il donna
l’ordre de rouler la pierre dans le ravin.
Entre les mains qui l’avaient volée, l’épée
magique ne brillait plus du même éclat et ne suffisait plus à éclairer la
caverne, où, dans la pénombre, une dizaine de veilleuses, étagées dans les
anfractuosités de la roche, diffusaient leurs auréoles vacillantes. Assis sur
la berge du lac, le chevalier d’Or se repaissait du reflet de la demoiselle que
la louve prisonnière projetait dans l’eau verte. « Belle jeune fille,
soupirait-il, ne pouvez-vous consentir à reprendre votre forme? Je vous aimerai
jusqu’à la fin de ma vie et je mettrai à vos pieds tous mes trésors. »
Le chevalier de Fer rôdait sombrement autour
des gisants et cherchait dans les détails des sculptures quelque indication qui
pût lui permettre de trouver le moyen de lever le charme. Il ne jetait sur la
louve et son reflet humain qu’un regard distrait. La beauté de la demoiselle
l’intéressait encore assez peu. Lorsque la louve aurait repris sa forme, alors
il tuerait son frère aîné et la forcerait séance tenante à l’épouser.
Pourtant, un détail dans le reflet de cette
jeune fille hostile et effrayée finit par attirer son attention: à sa main
brillait un anneau d’or dont n’offrait pas de trace la patte de la louve. Il se
jeta sur l’animal: « L’anneau, où est l’anneau? » La louve le mordit
au bras et il lui décocha un coup de pied. Puis il menaça le reflet blême de la
jeune fille: « Vous me paierez cela bientôt! »
Indigné, le chevalier d’Or s’interposa:
« As-tu perdu l’esprit? C’est ma fiancée que tu brutalises! »
Le chevalier de Fer éclata de rire:
« Non, c’est la fiancée de notre frère cadet, mais tu es venu pour la lui
voler, n’est-ce pas? Aussi ne perdons pas de temps. Il nous faut trouver
l’anneau que porte son reflet, c’est de lui que dépend sa métamorphose. »
Il s’approcha du gisant pour l’examiner de
plus près: il ne vit rien sur ses mains croisées et ne trouva rien dans les
replis des draperies de pierre que ses doigts exploraient avidement, tandis que
le reflet de la jeune fille épiait tous ses gestes avec une répugnance
bouleversée. « Et s’il fallait donner un baiser à la statue? Proposa le
chevalier d’Or.
- Essaie toujours, »
répliqua le chevalier de Fer en haussant les épaules. Son frère se pencha pour
effleurer de ses lèvres le visage de pierre. La louve ne se transforma pas mais
se mit à gronder. « C’est peut-être plutôt l’animal, qu’il te faudrait
embrasser! Ricana le chevalier de Fer. Mais prends bien garde à ton nez, la
belle jeune fille a de grandes dents! «
Il saisit à bras le corps le couvercle
sculpté, pour en éprouver la résistance: « Et si l’anneau était là-dedans?
Viens donc m’aider!
- Nous n’allons pas profaner
une tombe! Protesta le chevalier d’Or.
- Quelle tombe? Personne ne
repose sous ce gisant, puisque la louve est là, sur la berge! Mais je sens que
nous y trouverons l’anneau magique. Aide-moi, si tu veux la jeune fille. Elle,
elle ne t’aidera pas. »
Les deux frères unirent en vain leurs
efforts, le couvercle ne cédait pas. Ils appelèrent leurs hommes à la rescousse
mais rien n’y fit. Alors le Chevalier de Fer se fit apporter une masse et
décida de briser la statue. Il donna un premier coup, la pierre se fendit et la
louve se mit à hurler à la mort. Un deuxième coup pulvérisa le visage. Un
troisième coup fit tout voler en éclats et, dans la poussière et les débris,
les deux frères se mirent à chercher fébrilement l’anneau. « Je l’ai!
S’écria le premier le chevalier d’Or, en élevant au bout de ses doigts quelque
chose d’étincelant. Belle demoiselle, vous serez à moi! »
Le chevalier de Fer, sans proférer un mot,
souleva l’épée magique et fendit le crâne de son frère qui s’écroula sur place,
laissant rouler l’anneau sur les galets de la berge. Le meurtrier le ramassa et
le fit jouer à la lumière; c’était une très petite bague qui ne pouvait se
passer qu’à un doigt très fin, elle ne convenait ni à une main d’homme, ni à
une patte de louve et il ne savait tout à coup quel usage en faire.
Il regarda la louve qui grondait et gémissait,
la tête basse, le poil hérissé et son reflet hagard qui portait les mains à sa
poitrine, comme s’il étouffait. Et soudain, il ne sut plus ce qu’il voyait, un
animal ou une jeune fille, une gueule ou un visage, une fourrure ou une
chevelure, des membres ou des pattes car ce qu’il avait sous les yeux passait
constamment de l’une à l’autre forme, exhalant tour à tour des hurlements de
bête et des cris humains. Il s’approcha et tenta de la saisir et d’immobiliser
une de ses pattes pour y glisser l’anneau au moment où elle se changerait en main, mais il se fit
mordre cruellement et lâcha le bijou qui tomba dans l’eau cristalline et
profonde. En face de lui, se dressait son frère cadet et à son doigt brillait
un anneau pareil à celui qu’il venait de perdre. Auprès du jeune homme il
reconnut le bestiaire fabuleux du chevalier d’Or, le centaure, la licorne, la sirène,
le griffon et le dragon, la chimère, le phénix et le sphinx, mais le fiancé de
la louve blanche n’avait pas d’arme et lui, il détenait l’épée magique.
Celle-ci, entre ses mains impures, s’était complètement obscurcie, mais il ne
s’en était pas aperçu: elle avait fort proprement occis son frère aîné et
occirait de même son frère cadet.
Pâle d’horreur, le chevalier de Cuir
regardait cette créature torturée qui n’était plus ni louve ni jeune fille et
le chevalier de Fer qui levait sur elle l’épée ternie et souillée du sang de
leur suzerain, le Chevalier d’Or. « Donne-moi ton anneau, lui lança le
traître, ou bien je tue ce monstre!
- A quoi bon? Répondit le jeune homme. Cet anneau ne t’est pas
destiné et tu ne pourras rien en faire, tu détruis tout ce que tu touches.
- Et je détruirai aussi ta
fiancée et tout ce que tu aurais pu recevoir à ma place si tu n’avais pas été
si stupide! »
L’épée se mit de nouveau à briller et à
éclairer la caverne, elle brillait de plus en plus fort, elle flamboyait d’un
éclat blanc, insoutenable et le chevalier de Fer poussa un hurlement: ce feu le
brûlait. Il laissa échapper l’arme qui s’abîma dans le lac. Celui-ci aussitôt
s’embrasa d’une extraordinaire lueur, comme une énorme émeraude enchâssée dans
le roc, et se mit à bouillonner et à écumer. De l’intérieur des sept gisants
qui restaient intacts coulèrent sept sources tumultueuses et le chevalier de
Fer fut emporté dans les eaux tourbillonnantes qui débordèrent et se déversèrent le long du passage où son
frère avait enseveli les garçons. Puis, jaillissant par cette issue, elles
balayèrent aussi les soldats qui la gardaient et descendirent en sept
bondissantes et bruissantes cascades se jeter au fond de la gorge, dans le
torrent.
Le chevalier de Cuir rejoignit la louve et la
prit dans ses bras, serrant contre lui tantôt un animal haletant, tantôt une
jeune fille affolée; tantôt contre sa joue se pressait une gueule aux babines
retroussées, tantôt des lèvres qui cherchaient désespérément à formuler des
mots: « L’anneau, perçut-il, l’anneau! Retrouve l’anneau! »
Le jeune homme regarda les flots lumineux et
troubles qui oscillaient à ses pieds. « Comment? » souffla-t-il et il
s’agenouilla, battu par les soubresauts de l’écume, il tendit au lac ses mains
réunies, comme un mendiant sur le parvis d’une église. Le lac se souleva dans
ses bruissantes draperies vertes et déposa au creux de ses paumes le
scintillant objet. Ses eaux retombèrent et s’apaisèrent. Le chevalier se
retourna vers la louve et passa l’anneau à la main fine qu’il voyait s’allonger
au bout d’une patte. Sur sa poitrine s’effondra une jeune fille hors d’haleine.
Ses longs cheveux argentés et pâles coulaient jusque dans les vaguelettes où se
fragmentait encore le reflet d’une louve blanche.
Le jeune homme l’enveloppa dans son manteau
qui était resté sur la rive. Les animaux fabuleux se dispersèrent mais le
dragon, trouvant la grotte à sa convenance, proposa d’y rester pour garder les
gisants, les sources, le lac et l’épée qui transperçait les profondeurs de
l’eau de son éclat blanc et cruciforme: seul le chevalier et ses descendants y
auraient désormais accès.
Alors la demoiselle prit, sur le gisant de son
père, la couronne d’or, la posa sur la tête bouclée du chevalier de Cuir et
fit, entre les mains du plus digne, des trois fiefs un seul royaume.
Laurence Guillon
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